Le Télémaque n°41 (2012/1)
En quoi l’étranger nous enseigne-t-il ? Nous fait-il signe ? Que nous apprend-il ? Sur le monde, sur nous-mêmes ? Dans l’Antiquité gréco-romaine, l’étranger qui se présente au seuil de la maison est un envoyé des dieux, sa parole est présage, dévoilement, enseignement. Aux XVe et XVIe siècles, avec les grands voyages vers les nouveaux mondes, les sociétés européennes rencontrent d’autres sociétés, d’autres cultures : qu’apprennent les voyageurs (qui ne sont pas toujours des colonisateurs) auprès des peuples qu’ils rencontrent ? Ce peut être aussi le phénomène des conquérants conquis par leur conquête : Rome se mettant à l’école de la Grèce et de l’Orient… Aujourd’hui, dans le monde des échanges généralisés, quelles formes prend ce phénomène ?
Ouverture
Chronique morale : Désir et imitation, par Sébastien Charbonnier (Université de Nantes)
L’éducation met en relation les individus. Traditionnellement, on conçoit celle-là selon un schéma asymétrique : certains apprennent à d’autres, ces derniers apprennent des premiers. Mais si on se demande ce qui est premièrement en jeu dans l’éducation, c’est moins une problématique de transmission, qu’une problématique formative : comment mettre en branle les énergies des individus pour qu’ils se forment, eux-mêmes et entre eux ? Le vrai problème de l’éducation est donc : comment partager avec l’autre mon désir de connaître pour que nous puissions apprendre des choses l’un de l’autre en participant à une communauté de recherche. Pour explorer ce problème, l’auteur s’appuie sur Spinoza, Gabriel Tarde et René Girard : trois grands penseurs du rapport entre désir et imitation. En essayant d’articuler leurs analyses, qui se complètent plus qu’elles ne se contredisent, il est possible de comprendre la dynamique du désir : son réquisit d’égalité épistémique ; sa puissance trans-individuelle de modifier, de part et d’autre, les acteurs du geste éducatif ; l’horizon proprement politique de convenance qu’elle permet d’instituer entre les individus.
Notion : Epistémophilie, par Jacques Arveiller (Université de Caen)
L’auteur identifie, retrace et restitue ici la notion d’épistémophilie, telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de la psychanalyste Melanie Klein (1882-1960). Il montre qu’elle est au cœur de sa théorie de l’inhibition intellectuelle, liée au refoulement. Il envisage ensuite rapidement les conséquences ultérieures de l’application de tels modèles aux déficients intellectuels, sur le plan éducatif et scolaire d’abord, sur le plan clinique et thérapeutique ensuite.
Dossier : La vérité de l’étranger
Présentation, par Alain Vergnioux
L’éducation cosmopolitique : apprendre le propre, apprendre l’étranger, par Jean-Marc Lamarre (Université de Nantes)
Une éducation cosmopolitique ne saurait être une éducation mondialisée soumise à des impératifs économiques ou géopolitiques, ni non plus se fonder sur des principes universalistes. Faisant retour sur le XVIIIe siècle, J-M. Lamarre examine la position de Rousseau puis celle de Kant, pour montrer que pour Rousseau l’éducation reste « nationale » et n’accède à l’universalité que de façon abstraite, essentiellement dans le registre de la moralité. Kant en revanche avec l’idée d’un droit cosmopolitique comme droit des étrangers à être des étrangers, construit le principe d’une éducation cosmopolitique et pluraliste fondée sur l’hospitalité. Pour Hölderlin enfin, l’esprit n’accède à lui-même qu’en passant par autrui dans une double relation de polarité et d’égalité entre le propre et l’étranger, de reconnaissance de l’étranger qui est en soi car nous ne sommes jamais identiques à nous-mêmes.
L’étranger comme exception à l’universel éducatif, par Anna Pagès Santacana (Université Ramon Llull, Barcelone)
La pédagogie s’intéresse au « pour tous », à l »universel pluriel et accueille l’étranger avec le souci de réduire ses différences, son altérité. Mais, ce faisant, elle manifeste son impuissance à penser sa « singularité ». Quelle place alors accorder en éducation à l’idée d’universel ? Comment peut-elle prendre en compte les singularités, i.e. les exceptions à l’universalité du « pour tous » ? L’éducation doit subsumer les différenciations sous la catégorie (universelle plurielle) de l' »élève ». Mais il doit être possible (Jean-Claude Milner) de décliner l’universel au singulier comme dans le « dispositif grec », d’affirmation des singularités dans une communauté (l’hospitalité reconnaît l’étranger dans son altérité). C’est aussi pour cette raison que l’école moderne qui reçoit l’étranger dans des « classes d’accueil », ne connaît pas l’hospitalité. Il conviendrait au contraire dans la perspective d’un accueil singulier de « re-naître » comme « enfant surnuméraire » selon l’expression de Jean-Paul Sartre.
Un américain à Pékin, John Dewey, par Patrick Berthier (Université Paris 8)
Si le voyage est encore le meilleur moyen d’accéder à l’altérité de l’étranger, encore faut-il « savoir voyager ». Quel type d’expérience en effet le voyage met-il en jeu ? Comment accéder à la saisie de cette altérité ? Dewey écarte l’idée d’une compréhension par l’histoire, ou celle d’une médiation universelle de l’esprit, s’il est vrai que les modes de pensée ne sont rien de plus que des formes métabolisées d’habitudes. Dewey tente alors de cerner les « particularités » de la « culture » chinoise par la description de comportements, que l’on ne peut jauger, estime-t-il, que dans leur relation à leur environnement et ce que l’on peut désigner in fine comme une philosophie « naturelle ». La rencontre entre les cultures est alors une question qui ne peut être abordée que de façon pragmatique et ouverte, dans l’hypothèse d’un « fond commun de sagesse et d’expérience ».
Chemins de pensée, chemins coutumiers. Espaces et paroles en Kanakie, par Alain Kerlan (Université Lyon 2)
La rencontre avec l’étranger serait d’abord l’expérience d’un ébranlement dans nos habitudes d’être et de pensée, comme l’illustre le voyage en Nouvelle Calédonie où l’auteur avait été invité pour faire des conférences. Prendre la parole se heurte à des difficultés insoupçonnées, exige d’entrer dans un système de partages auquel il faut s’initier : dons et contre-dons dessinent un espace où il est possible de se (re)connaître l’un l’autre, espace très particulier, émotionnel et réglé, symbolique et protégé. Cet espace, l’auteur le retrouve à l’école maternelle dans le « coin langage », au théâtre, dans les dessins d’enfants. La rencontre avec l’étranger est donc l’expérience d’un espace autre, soit aussi d’une liberté nouvelle et d’une altérité singulière. Les deux peuvent se rejoindre dans des pratiques inédites, faites de parcours sinueux et de subtils tissages.
Histoire et voyage. L’autre dans l’historiographie arabe d’hier et d’aujourd’hui, par Bencherki Benmeziane (Université d’Oran)
La dimension du voyage, du nomadisme est constitutive de la réalité arabe, historiquement et anthropologiquement. Ibn Kaladun, le premier, en a souligné l’enjeu théorique en y voyant la source de l’événement historique et en définissant les conditions méthodologiques de toute connaissance historique : la nécessité de voyager pour recueillir et vérifier les informations. L’œuvre d’Ibn Battoûta est à cet égard exemplaire, qui croise le discours de la connaissance de l’autre et la construction d’un discours sur soi. Cette anthropologie comparatiste décrit et analyse les pratiques de cuisine, les soins du corps, les rites du mariage en Inde et aux Maldives, et accorde une importance particulière aux voies de l’hospitalité qui assure deux fonctions : la reconnaissance partagée de l’altérité et la circulation des richesses. Néanmoins, pour l’auteur, cet humanisme de l’interconnaissance est aujourd’hui battu en brèche par les évolutions contemporaines, quand des médias mondialisés diffusent une image désincarnée de l’autre et que l’enseignement nationaliste de l’histoire rétablit des frontières d’incompréhension.
L’étranger – l’être, la figure, le symbole – un message du sens ?, par Emmanuel Nal (Université de Tours)
L’étranger inquiète par son origine, l’ignorance où il nous tient, la menace qu’il représente, mais il peut être aussi promesse et richesse. L’auteur parcourt la polysémie du terme à partir du lexique latin et grec : peregrinus, hostis, hospes, xenos. L’hôte, celui qui accueille et/ou est accueilli, le médiateur qui permet et tisse des modes nouveaux de relations, la mise en scène de notre altérité, de notre envers, l’étonnement né de la rencontre, voir son attente, … l’ensemble de ces traits permettent d’entrer dans la structure d’une pédagogie, nomade et instable (les sophistes) plutôt que sédentaire et centripète (Isocrate), ou encore l’ouverture d’un autre point de vue, divergent (le discours de Diothime).
L’étrangeté de la formation de soi, par Didier Moreau (Paris VIII University)
La formation de soi est un processus éducatif dont l’étrangeté a été posée dès le début de la philosophie de l’éducation. Il s’agit d’y comprendre comment celui qui se forme devient un autre pour devenir soi, c’est-à-dire, comment cet autre est réduit pour devenir le même. Deux perspectives se présentent alors, celle d’une expulsion de l’altérité dans l’extériorité, celle d’un accueil de l’altérité du monde dans l’intériorité de l’être en formation. La première met en œuvre le schème d’une conversion, la seconde, celui d’une métamorphose. C’est celle-ci qui est interrogée ici à travers sa constitution dans la pensée stoïcienne, chez Cicéron lisant Caton et chez Sénèque. Ce sont les étrangers qui nous forment, lorsqu’ils sont devenus des Revenants. La question, reprise par la Modernité, ne possède plus la clarté que l’humanisme ancien y avait introduite. Herder, par le concept de l’Emporbildung, va tenter de réconcilier la formation de soi avec la formation de l’humanité, contre la vision saisissante d’une conversion des peuples étrangers à la vérité d’une civilisation plus valeureuse.
Étude : Henri Marion et « L’égalité dans la différence », par Nicole Mosconi (Université Paris 10)
Comme tous les réformateurs républicains de la Troisième République, Henri Marion est un rationaliste, et, pour lutter contre la main mise de l’Eglise sur l’éducation des filles, il défend le principe d’une éducation scientifique dont les bases sont fournies par la psychologie. Il lui faut alors déterminer théoriquement la « nature » psychologique de la femme pour en déduire sa « destination » (d’épouse soumise) et sa « fonction » (essentiellement maternelle). Mais il doit aussi se ranger sous le principe républicain d’égalité entre les sexes : si elle ne peut être civile et politique, la seule égalité possible sera l’égalité « morale ». Il faut donc par l’école leur assurer une instruction solide, rigoureuse, publique et laïque qui leur permettra de « bien » élever leurs enfants, car ce sont les femmes qui ont le pouvoir sur les « mœurs ». Si Marion est partisan d’une coéducation des sexes à l’école primaire, filles et garçons doivent ensuite être séparés, car il faut à chaque sexe un programme différent ; les filles du peuple reçoivent donc une formation adaptée à leur future position sociale dans les écoles professionnelles et les EPS, et les filles de la bourgeoisie s’initient à leur rôle d’épouse et de mère dans les lycées dont le cursus limité à cinq ans leur interdit l’accès au baccalauréat ; leur entrée à l’université n’est pas souhaitable, voire dangereuse pour l’ordre social.
Étude : Une utopie éducative en Emilie Romagne, par Emilie Dubois (Université de Rouen)
Utopie et éducation forment un duo assez singulier, l’une et l’autre étant souvent soumises à leur coexistence. La ville Reggio Emilia, désormais reconnue pour le système alternatif de la petite enfance qu’elle a instauré dans ses écoles municipales depuis 1963, entretient avec ces deux notions un lien particulier qu’il est intéressant d’examiner pour illustrer comment elles parviennent à coexister dans l’existence quotidienne d’enfants, d’éducateurs et de parents. À la fois nécessaire par le passé, dans le présent, mais également dans un avenir qui tend à l’optimisme, Utopie semble occuper dans l’expérience préscolaire reggiane une place reconnue, au cœur de la philosophie et des pratiques pédagogiques qui déterminent son espace.