n°36 : Norme, normativité en Éducation

Le Télémaque n°36 (2009 /2)

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Quand on aborde les situations éducatives, la question de la « normalité » soulève toute une série d’interrogations : celle de la relation entre la règle scolaire et les valeurs sociales, celle des modèles culturels que la scolarisation a mission de transmettre, celle aussi des formes pédagogiques et didactiques des apprentissages, avec leur cortège de contraintes, celle enfin des pratiques de la classe. Ajoutons que la normalité scolaire engendre structurellement déviance, anomie, rébellion. Le dossier entend réexaminer ces questions, en s’appuyant sur les thèses de Georges Canguilhem : l’historicité sinueuse des normes, et de Michel Foucault : les problématiques de la surveillance et du quadrillage des espaces sociaux.

Ouverture, par Thomas de Quincey

Chronique morale : Nous ne demandons pas à quoi servent les sciences de l’homme, par Marie Cuillerai (Université Paris VIII)

La révolte du monde universitaire contre la remise en cause du lien entre enseignement et recherche posait la question du sens des savoirs, de leur production et de leurs finalités. M. Cuillerai s’appuie sur l’expérience du Collège de Sociologie pour reposer la question : que peut le savoir et pour qui ? Il ne s’agit même plus de mesurer les effets de la pensée à l’aune de ses utilités ; pour Georges Bataille, la puissance de la pensée se révèle, se déploie dans l’ordre de la dépense, de façon illimitée – au-delà de toute problématique des moyens et des fins.

Notion : Expert, par Alain Vergnioux (Université de Caen)

Le terme a d’abord désigné celui qui est « habile » dans un domaine particulier pour désigner au XIXe siècle le spécialiste, agréé par une instance de légitimation (les pairs, ordinairement) – qualité qui lui permet d’être consulté et de donner des avis. L’article montre comment l’expertise s’est trouvée réservée aux élites au détriment des travailleurs de base dont les compétences restent « invisibles », et comment l’expertise s’est transformée elle-même pour devenir une instance de fabrication des normes, de mécanismes de surveillance, dans le domaine managérial d’abord pour s’imposer ensuite dans les administrations publiques et la conduite de l’Etat.

Dossier : Norme, normativité en Éducation

Présentation, par Alain Vergnioux

Normalité, normalisation, normativité : Pour une pédagogie critique et inventive, par Laurence Cornu (Université D’Angers)

La norme scolaire fut d’abord « idéalement » le modèle de l’éducation rationnelle, républicaine et universelle. Plus largement la norme renvoie aux systèmes de gestes, de croyances ou de valeurs propres à une société. Mais d’être sociale et collective, la norme devient relative tout en trouvant une nouvelle légitimité dans la fréquence statistique et une science des comportements. Ces conceptions furent congédiées par Merleau-Ponty et Canguilhem qui lui opposèrent la notion de sens, celles de forme, de transformation et d’adaptation, donc de diversité. Soit aussi celle de « normativité » comme mouvement par lequel un sujet invente ses propres formes de vie. De fait, selon Foucault, la référence tenace à la normalité recouvre de nouvelles formes de pouvoir. La normalisation pédagogique réside ainsi dans de micro-dispositifs institutionnels, techniques et relationnels, qui se déclinent en termes de programmes, de référentiels, de contrôle et de professionnalisation.

Entre Nature et contingence : de la normalité à la normativité, par Brigitte Frelat-Kahn (Université d’Amiens)

Canguilhem libère l’idée de norme de ses dimensions métaphysique et morale pour en faire un concept dynamique, intégrant les notions d’équilibre, de conflit, d’adaptation et d’invention. Dès lors, dans les sociétés démocratiques, elle acquiert une importance considérable, au croisement entre unité et pluralisme, conformité et liberté. Ce qui ne va pas sans contradictions. Au regard du droit, plus on est libre, plus on a besoin de lois et de règlements, Dans le domaine de la production et des échanges, les normes internationales, sous couvert d’équité, accroissent les inégalités ; appliquées à l’éducation, elles voient le triomphe de la raison instrumentale : efficacité, compétitivité, et la normativité scolaire trouve son achèvement dans des dispositifs d’évaluation généralisée. De façon paradoxale, plus le droit cherche à objectiver les relations sociales, plus son fonctionnement réel aboutit à faire appel à la subjectivité des acteurs et à renforcer leur responsabilité.

La norme et l’idiome (notes sur Wittgenstein, le dressage et l’infans), par Plinio W. Prado Jr. (Université Paris VIII)

La réflexion s’appuie sur une première distinction : une chose est d’apprendre un savoir ou un savoir-faire, autre chose d’apprendre la langue maternelle, langage premier. A cet égard, Wittgenstein considère que l’apprentissage ne relève pas de l’explication mais constitue un « dressage ». On entre dans la culture par la praxis des « jeux de langage », et à travers eux dans les « formes de vie » d’une culture, ses normes, ses valeurs – ce qu’ont repris K. Appel et J. Habermas quand ils voient dans l’élément même du langage le fondement de la rationalité communicationnelle. La question se pose alors de savoir si dans le rapport entre le dressage aux jeux de langage et l’avènement d’un sujet il y a du « reste », quelque chose qui résiste et qui serait de l’ordre de l’affect – ce que l’auteur propose de penser dans la dimension « aspectuelle » de l’inscription du corps dans le langage.

Normativité et scientificité dans le champ éducatif : entre logique épistémologique et logique institutionnelle, par Maurice Sachot (Université Marc Bloch, Strasbourg)

Si toute réalité est sous le signe de la normativité, comment évaluer (scientifiquement) la façon dont la normativité s’exerce dans le domaine considéré. L’auteur distingue deux sortes de normativité, l’une épistémique, l’autre institutionnelle. Dans un premier temps, l’examen porte sur l’analyse de la notion de norme, rappelle sa double tradition, géométrique et juridique, ses usages sociaux et épistémiques. Il parcourt ensuite la genèse et les transformations des instances historiques et théoriques : l’Eglise, la Raison, la République, abondamment pourvoyeuses de normes, essentiellement pour l’école, la raison et la science. Ce réductionnisme ne vas sans dommage sur le plan pédagogique, de telle sorte que, selon M. Sachot, « il n’y a plus de vérité, il n’y a que des normes ».

Le potentiel : enjeux et logique d’un concept, par Michel Le Du (Université Marc Bloch, Strasbourg)

A l’heure où chaque individu est invité à réaliser pleinement son « potentiel », L’auteur propose une analyse critique de cette notion, en la comparant ou l’opposant à celles de compétence, de capacité, de tendance ou de puissance. S’appuyant sur le travail d’I. Scheffler, il relève trois mythes à propos du « potentiel » : sa fixité vs sa variabilité, l’harmonie entre les différents potentiels d’un même individu vs leur concurrence ou leur incompatibilité, la valeur intrinsèque de chacun vs l’éventualité que certains puissent être dangereux. Ainsi, sur le plan éducatif, cette illusion que chaque individu possèderait un potentiel infini de développement et de connaissance que l’éducateur n’aurait qu’à éveiller, ou le sujet à reconnaître et déployer. Par ailleurs, si le développement d’une capacité s’appuie bien sur des normes ou de des règles, celles qui permettent de définir la façon de développer telle ou telle capacité sont d’une autre nature et relèvent d’une théorie pratique.

Étude : Télémaque ou le détour symbolique, par Philippe Arnaud (Lycée Gabriel Fauré)

Que le personnage de Télémaque ait quelque chose à voir avec une paideia, l’usage qu’en a fait Fénelon suffirait à en porter témoignage. L’intention de Philippe Arnaud a été d’aller voir dans le texte d’Homère lui-même ce qu’il en est exactement de cette paideia. On s’aperçoit, à relire l’Odyssée, que la question est loin d’être simple. Il apparaît, en effet, dans le début du texte, que Télémaque est resté auprès de Pénélope un grand enfant. On constate ensuite que les questions que soulève l’absence interminable du héros, roi d’Ithaque, et en particulier la question de sa succession éventuelle, menacent le pays d’un véritable coup d’Etat. Quelle place occupe Télémaque dans ce conflit de pouvoir au cœur duquel se tiennent les Prétendants ? On va voir que cette place va changer radicalement à la suite d’une conversion quand, sous la conduite d’une déesse, Athéna déguisée en Mentor, acquise à sa cause, il entreprendra, lui aussi, un voyage maritime, vers la Pylos des Sables du roi Nestor et vers la Sparte du couple Ménélas-Hélène reconstitué.

Étude : L’éducation morale : Socrate et Lévinas, par Marie Agostini (Université d’Aix-Marseille I)

Qu’est-ce que l' »éducation morale » ? Cette question traverse l’histoire de la pensée depuis les débuts de la philosophie dans la Grèce. En effet, on retrouve chez des penseurs tels que Socrate et Lévinas, l’idée que déterminer le contenu d’un concept éthique tel que la « vertu » semble réduire l’éducation morale à un simple conditionnement, ce qui serait contradictoire avec l’idée d’une éducation éthique. La question de l’éducation morale revient donc à se demander : quelle éducation morale pour quelle liberté éthique ? Voulons-nous former des individus moralement libres de se choisir eux-mêmes ou des êtres qui ressemblent aux choix éthiques que nous avons fait à leur place ? Les éclairages philosophiques de Socrate et de Lévinas, aussi bien dans leurs rapprochements que leurs différences, présentent de nombreuses ressources pour alimenter une réflexion sur l’altérité et les conditions de possibilité d’une éducation morale qui réponde aux exigences d’une démarche éthique.