Le Télémaque n°24 (2003/2)
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Cet ensemble d’articles vise à présenter et à confronter des approches du monde de l’école – sociologiques, ethnographiques, historiques – qui s’efforcent de donner un statut à l’exercice quotidien des pratiques scolaires, dans ce qu’elles ont de silencieux et d’ordinaire. Comment décrire et comprendre des activités et des usages marqués par la condition obscure du banal et du répétitif ? Cet ordinaire constitue-t-il le soubassement invisible de toute scolarisation possible ? Se transforme-t-il et de quelle façon devant « le nouvel âge du désordre scolaire », les nouveaux modes de « l’expérience des élèves », les nouveaux modèles de la pratique enseignante ?
Ouverture : Leçons (extra)ordinaires, par Claudine Blanchard-Laville (Université de Nanterre)
Lettre : Enseigner la peinture aujourd’hui, par Jean Ferlicot
Y a-t-il pour la formation du peintre des rudiments nécessaires comme le sont la grammaire et le solfège pour la littérature et la musique, et cet enseignement se concentre-t-il dans l’atelier autour de la transmission de savoirs-faire ? L’auteur voit aussi dans l’art pictural l’émergence de l’inconscient et la reprise de grands rythmes naturels. Comment assurer dans l’enseignement de la peinture un équilibre entre la réflexion sur l’organisation de formes et la liberté d’orientation expressive de l’élève ? Pour J. Ferlicot, les propositions de Kandinsky et l’expérience du Bauhaus semblent indiquer la voie la plus juste.
Notion : La confiance, par Laurence Cornu (IUFM Poitou-Charentes)
La confiance est un fait humain, et certaines de ses formes sont des relations et des actes où se joue une émancipation. Elle ne peut être l’objet ni d’un impératif moral, ni d’un impératif technique. Mais on en fait l’expérience et on peut chercher à penser son effectivité paradoxale, dans plusieurs approches (sociologique, éthico-politique, anthropologique, épistémologique) car elle est à l’œuvre, tout comme la méfiance, dans le lien social et trans-générationnel. Nous conduisant à interroger le statut de l’imprévisibilité dans nos pratiques et nos idéaux, cette notion peut inspirer des réflexions décisives dans l’éducation et la formation des maîtres.
Dossier : Description de l’ordinaire des classes
Présentation, par François Jacquet-Francillon (Université Lille III, INRP)
Quelques heures de classe en lycée, entre ordinaire et “ bons moments ”, par Michèle Guigue (Université Lille III)
Identifier l’“ordinaire” des classes de lycée fait courir au chercheur le risque de le voir se déliter dans l’accumulation des détails ou de se dissoudre dans la fluidité d’une réalité monocorde. Avec prudence et subtilité, attention fine aux variations, Michèle Guigue surmonte ces obstacles pour faire émerger par touches successives un objet ethnologique nouveau, presque impalpable, les “bons moments” de la vie d’une classe, qui se caractérisent d’un côté par leur couleur émotionnelle et de l’autre par leur qualité intellectuelle.
L’autorité pédagogique vue de la salle des professeurs, par Martine Kherroubi (Cerlis, Paris V, CNRS)
A partir d’un travail de terrain en collège, Martine Kherroubi décrit les difficultés des enseignants à partir de leurs modes de présence dans l’établissement. La sociabilité collective de la salle des professeurs en particulier se révèle être un puissant révélateur des conditions nouvelles de l’exercice du métier : accueil des jeunes collègues, autorité des anciens, piliers du collège, réunions plus ou moins informelles et travail en équipe plus institutionnalisé, échanges d’information sur les classes et sur les élèves… Il ressort de l’analyse que ces constructions collectives, peu visibles, mais d’un grand pouvoir régulateur, sont essentielles, en fait, au fonctionnement dans sa quotidienneté du métier d’enseignant.
Que font-ils en classe ? De l’interaction au travail, par Anne Barrère (Université Lille III)
Si élèves et enseignants ont la classe pour espace commun de travail, elle n’est cependant pas réductible à un face à face pédagogique dont l’interaction serait le centre incontestable. On peut également l’analyser à partir des deux ensembles de tâches effectuées en parallèle, et le considérer comme un espace dont les priorités s’avèrent différentes, et dont les dissymétries peuvent révéler certains malentendus. La quotidienneté de la classe peut alors être exploré à partir du travail ordinaire qu’il suppose et de la manière dont chacun s’y engage subjectivement.
Exercices écrits et cahiers d’élèves : réflexions sur des pratiques de longue durée, par Anne-Marie Chartier (INRP)
Comment se déroulait le travail dans les classes ? Les historiens de l’éducation disposent, entre autres, d’une source rare : les devoirs et les cahiers d’écoliers. Trois approches historiographiques sont possibles : ils sont la trace écrite du cours magistral, des indicateurs de performance scolaire, des témoignages sur les pratiques d’apprentissage. A.-M. Chartier présentera sur chacun de ces axes un exemple concernant l’enseignement des élites et un autre l’éducation populaire. Mais les formes d’exercices et les exigences qui leur sont attachées ne sont pas indifférentes à la nature des supports. C’est dans cette perspective que l’auteur étudie la mise en place du “cahier du jour” dans l’école primaire de la troisième République : mémoire du travail de la classe, témoin des progrès de l’élève. Que faut-il penser de la multiplication, aujourd’hui, des cahiers et des classeurs, des brouillons et feuilles de notes ?
Des enseignants et des enfants tziganes en camion école ?, par Delphine Bruggeman (Université Paris V)
La scolarisation des enfants tziganes présente des caractères étranges par rapport à l’école ordinaire : camions-écoles itinérants, temporalité et rythmes spécifiques, espace réduit mais ouvert. Delphine Bruggeman mène l’enquête ethnographique dans la région lilloise. Dans les campements, un nouvel ordinaire apparaît, des rituels s’instaurent, sans écarter les marques et les normes habituelles : le cartable, le cahier… Les familles tirent parti du dispositif mais elles doivent aussi adopter ses exigences. Se rejoignent ainsi les dynamismes de la culture tzigane et ceux d’une culture scolaire prête à les accueillir.
Étude : Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance à problématiser, par Michel Fabre (Université de Nantes)
Le roman de Flaubert met en scène une envie illimitée de savoir et son échec radical. Les raisons en sont complexes : bêtise des deux bonhommes ? Chacune de leur tentative se dégrade en farce sinistre, la volonté encyclopédique en re-copiage sans effet – pas de méthode, pas de sens critique : pour Michel Fabre, l’illustration parfaite de la pensée “plate”, qui accumule les données, se noie dans l’accessoire, “reproduit” le réel et s’interdit par là de le penser. L’auteur fait appel à Deleuze et Bachelard pour montrer comment l’enjeu épistémique de Bouvard et Pécuchet, en creusant la distinction entre sens et non-sens, consiste à faire apparaître les conditions de tout apprentissage.
Étude : Nature et éducation chez Durkheim, par Sophie Jankélévitch (IUFM de Versailles)
L’éducation serait inutile si l’être social était déjà donné dans la constitution primitive de l’homme, elle serait impossible s’il en était complètement absent. Durkheim semble tiraillé entre l’exigence de justifier l’action éducative, qui conduit à souligner la coupure entre social et individuel, et celle d’en garantir la possibilité, qui amène à estomper cette coupure. De fait, sa pensée oscille entre deux conceptions difficilement compatibles de l’éducation, pensée tantôt comme passage à l’acte d’une nature prédisposée, tantôt comme superposition de l’être social à l’être égoïste. Il est alors permis de se demander si l’être égoïste ne subsiste pas, en deçà de l’être social, comme une sorte de résidu réfractaire à la socialisation, et si l’éducation peut être autre chose que l’édification de fragiles barrières destinées à contenir la force centrifuge de l’individu dans le tout social.